vendredi 3 novembre 2017

La religion


Nous dirons que la religion comporte essentiellement la réunion de trois éléments d'ordres divers : un dogme, une morale, un culte ; partout où l'un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n'aura plus affaire à une religion au sens propre de ce mot. Nous ajouterons tout de suite que le premier élément forme la partie intellectuelle de la religion, que le second forme sa partie sociale, et que le troisième, qui est l'élément rituel, participe à la fois de l'une et de l'autre ; mais ceci exige quelques explications. Le nom de dogme s'applique proprement à une doctrine religieuse ; sans rechercher davantage pour le moment quelles sont les caractéristiques spéciales d'une telle doctrine, nous pouvons dire que, bien qu'évidemment intellectuelle dans ce qu'elle a de plus profond, elle n'est pourtant pas d'ordre purement intellectuel ; et d'ailleurs, si elle l'était, elle serait métaphysique et non plus religieuse. Il faut donc que cette doctrine, pour prendre la forme particulière qui convient à son point de vue, subisse l'influence d'éléments extra-intellectuels, qui sont, pour la plus grande part, de l'ordre sentimental ; le mot même de « croyances », qui sert communément à désigner les conceptions religieuses, marque bien ce caractère, car c'est une remarque psychologique élémentaire que la croyance, entendue dans son acception la plus précise, et en tant qu'elle s'oppose à la certitude qui est tout intellectuelle, est un phénomène où la sentimentalité joue un rôle essentiel, une sorte d'inclination ou de sympathie pour une idée, ce qui, d'ailleurs, suppose nécessairement que cette idée est elle-même conçue avec une nuance sentimentale plus ou moins prononcée.
Le même facteur sentimental, secondaire dans la doctrine, devient prépondérant, et même à peu près exclusif, dans la morale, dont la dépendance de principe à l'égard du dogme est une affirmation surtout théorique : cette morale, dont la raison d'être ne peut être que purement sociale, pourrait être regardée comme une sorte de législation, la seule qui demeure du ressort de la religion là où les institutions civiles en sont indépendantes. Enfin, les rites dont l'ensemble constitue le culte ont un caractère intellectuel en tant qu'on les regarde comme une expression symbolique et sensible de la doctrine et un caractère social en tant qu'on les regarde comme des « pratiques », demandant, d'une façon qui peut être plus ou moins obligatoire, la participation de tous les membres de la communauté religieuse. Le nom de culte devrait proprement être réservé aux rites religieux ; cependant, en fait, on l'emploie aussi couramment, mais quelque peu abusivement, pour désigner d'autres rites, des rites purement sociaux par exemple, comme lorsqu'on parle du « culte des ancêtres » en Chine. Il est à remarquer que, dans une religion où l'élément social et sentimental l'emporte sur l'élément intellectuel, la part du dogme et celle du culte se réduisent simultanément de plus en plus, de sorte qu'une telle religion tend à dégénérer en un « moralisme » pur et simple, comme on en voit un exemple très net dans le cas du Protestantisme ; à la limite, qu'a presque atteinte actuellement un certain « Protestantisme libéral », ce qui reste n'est plus du tout une religion, n'en ayant gardé qu'une seule des parties essentielles, mais c'est tout simplement une sorte de pensée philosophique spéciale. Il importe de préciser, en effet, que la morale peut être conçue de deux façons très différentes : soit en mode religieux, quand elle est rattachée en principe à un dogme auquel elle se subordonne, soit en mode philosophique, quand elle en est regardée comme indépendante.


~ René Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues

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